24.… surtout, n’achète pas de moto !

En fait, quelqu’un les attendait. Deux personnes, même.

– On n’a pas pris notre petit déjeuner, annonça Helen, en levant les paumes vers le ciel.

Le ton ne permettait pas de savoir s’il s’agissait d’une requête, d’une réclamation ou d’un simple constat.

– Je crois que Bonnie a faim.

– Parfait, dit Alice. Moi, je meurs de faim. Des Cheerios, ça va ?

Helen pointa un doigt sur Paul.

– Il est pas parti.

– Eh non, confirma Alice en entrant dans la cuisine.

Elle revint avec quatre bols et quatre cuillers dans une main, un paquet de céréales et une brique de lait dans l’autre. Il adorait son instinct nourricier et maternel. Elle avait toujours été comme ça. Dès le début.

Ils s’assirent en rond sur la terrasse, les planches imprimant leur trace sur leurs cuisses.

Paul releva la tête.

– Oh, là, là, regardez ! Les papillons sont là. Les fillettes se relevèrent.

– Alice ! Regarde ! T’en as déjà vu autant ?

Alice resta médusée. Il y avait des centaines, des nuées de papillons. Sous leur regard ébahi, ils ralentirent leurs battements et se posèrent dans la bignone.

Les fillettes sautaient sur place pour mieux voir.

– Chut ! restez tranquilles ou vous allez leur faire peur, murmura Alice.

C’était l’un des plus beaux spectacles que Paul ait jamais vus. Les fleurs orange enveloppées d’un nuage de papillons orange.

– Ce sont des monarques, précisa-t-il aux fillettes. On ne les voit que très rarement ici.

Elles tendaient le cou pour mieux voir. Ça n’avait pas que des avantages, de mesurer moins de un mètre. Il prit Helen dans un bras et Bon nie dans l’autre. Il fut touché par les efforts qu’elles déployaient pour contenir leur excitation et ne pas faire de bruit.

Les papillons s’envolèrent tous ensemble, et il entendit Alice pousser un petit soupir devant toute cette beauté. Toutes ces ailes orange dans le ciel bleu. Elle lui prit le bras tandis qu’ils les suivaient des yeux. Les filles filèrent peu après pour aller raconter ce qu’elles avaient vu à leur mère.

Alice et Paul restèrent longtemps allongés sur la terrasse, épuisés par le soleil, et encore sous le charme. En fermant les yeux, Paul ne voyait que des ailes. Au bout d’un moment, il se redressa.

– J’ai eu une sensation très bizarre, tout à l’heure. Enfin, pas vraiment bizarre. Sans doute normale, même. Mais bizarre pour moi.

– Oui ? dit Alice en se redressant à son tour.

– J’ai soulevé ces petites filles dans mes bras et, le temps que les papillons repartent, je ne les voyais plus comme l’enfant que j’aurais pu être, mais comme celui que je pourrais avoir, un jour. Tu crois que notre passé peut devenir notre avenir en aussi peu de temps ?

Paul coucha sur le vieux canapé. Lui qui avait toujours détesté ce canapé le détestait encore plus maintenant que c’était la dernière nuit qu’il passait dessus.

Impossible de trouver le sommeil. Il sortit sur la terrasse. Regarda son ancienne maison. Chercha la lune. Se rappela les papillons. Alice arrivait elle à dormir ? Il l’imagina dans son sommeil. Sur la pointe des pieds, il monta jusqu’à sa chambre. La porte était entrouverte. Il se faufila à l’intérieur, avec un coup au cœur.

Elle dormait, les trois quarts du visage cachés par ses cheveux. Etait ce mal de la réveiller ?

Il avait quelque chose à lui dire, et il n’allait pas avoir la lâcheté de le lui dire une seconde fois pendant son sommeil. Il repoussa doucement quelques mèches. Elle ouvrit les yeux et se tourna vers lui.

Alice ?

Elle lui sourit.

Oui ?

Il s’agenouilla par terre, de sorte que leurs deux têtes soient au même niveau. Il voulait la regarder dans les yeux sans qu’elle ait à se redresser.

– J’ai un truc à te dire. Oui.

Elle cligna des paupières pour chasser le sommeil et attendit.

Il ne faisait rien pour se faciliter les choses, mais c’était le but du jeu.

Alice ?

Oui ?

Elle avait une patience d’ange.

– Je t’aime.

Comme c’était bon de le dire enfin, pour les millions de fois où il l’avait ressenti. Elle sourit de nouveau.

– Je sais.

– Bon, fit-il. Alors, bonne nuit.

Il regagna son canapé et se recoucha. Peut être arriverait-il à dormir maintenant.

À l’aube, elle descendit sans bruit. Elle ne put s’empêcher de rire en le voyant étalé sur le canapé trop petit pour lui. Dans son grand teeshirt, les jambes nues, elle s’installa sur une chaise pour le regarder dormir. Il avait repoussé la mince couverture qu’elle lui avait trouvée, découvrant ses épaules et son torse. Un bras était tourné vers le haut, révélant l’intérieur de son avant-bras et de son poignet. En suivant des yeux les minces veines bleues qui couraient sous sa peau, elle vit quelque chose.

Elle s’approcha et se pencha, devinant peu à peu ce que c’était. Sur la face interne du bras, juste au-dessus du poignet, il avait un petit tatouage bleu. Il semblait très récent, à peine cicatrisé, mais il s’agissait clairement d’un dauphin.

  

Alice alla se percher sur la balustrade de la terrasse, d’où l’on pouvait voir le soleil se lever sur la mer, derrière la maison d’Helen et de Bonnie. Elle y resta longtemps, les mains crispées sur la rambarde, les jambes pendantes, l’arête du bois s’enfonçant dans ses cuisses. Elle attendit que le soleil se soit libéré de l’eau et qu’il ait pleinement pris sa place dans un ciel bleuissant, avant de rentrer.

Paul était assis sur le canapé, les pieds par terre, la tête entre les mains. Elle s’amusa de voir ses cheveux aplatis d’un côté et tout hérissés de l’autre. Il releva la tête à son arrivée.

Elle s’approcha. Il tendit les bras vers elle et elle se glissa sur ses genoux. Ils n’avaient pas oublié comment faire ça. Elle posa la tête sur son épaule et le serra fort dans ses bras, retrouvant le bonheur de son étreinte.

En le tenant enlacé entre ses jambes, elle pouvait difficilement ignorer ce qui se passait dans le corps de Paul. Elle resserra son étreinte, et savoura aussi ce bonheur-là.

– Excuse-moi, Alice, dit-il, mi riant, mi suffoquant. J’y peux rien. Il va falloir que tu bouges.

– Je suis très bien comme ça. Je ne veux pas bouger.

Peut-être l’avait-il oublié, mais c’était la dernière position dans laquelle ils avaient fait l’amour, plus d’un an auparavant.

Elle se souleva pour lui retirer son caleçon. Il lui ôta son teeshirt et la pressa, torse nu, contre lui.

– On peut… tout de suite ? Murmura-t-il, avec des yeux un peu écarquillés qui la firent craquer.

– On a intérêt à en profiter avant que la maison soit démolie, murmura-t-elle à son tour.

Il s’emballait, comme un gars qui n’en croit pas sa veine. Son désir la fit rire.

Elle sentit sa main qui tirait sur sa culotte. Puis il se figea.

– On n’a pas de…

Elle ne voulait pas qu’il s’arrête, mais elle comprit ce qu’il voulait dire, et apprécia qu’il se montre responsable.

– Attends une minute. Je crois que j’en ai. Elle s’écarta de lui.

Ah bon ?

L’information n’avait l’air de lui plaire qu’à moitié.

– Oui, d’avant. Tu en as laissé.

– Exact.

Elle rit de nouveau.

– T’en avais plein les poches !

– C’est vrai, en plus.

– Je reviens tout de suite.

Non seulement elle trouva un préservatif, mais elle pensa à fermer à clé la porte de la terrasse, au cas où les petites filles viendraient réclamer leur petit déjeuner de bon matin.

Il l’attendait avec impatience. Il l’empoigna dès son retour et finit de la déshabiller avec ardeur. Il l’allongea sur le canapé et lui fit l’amour, le visage grave, le corps joyeux.

C’était différent, cette fois-ci. Ils avaient perdu des choses depuis l’été précédent. Elle se demanda s’il le ressentait aussi. La dernière fois, ils se sentaient clandestins, projetés dans un monde parallèle, comme des fugitifs, des déserteurs. C’était une sorte de putsch. Là, ils occupaient leur place dans le monde. Une place moins privilégiée, peut-être, mais qui leur offrait un avenir.

  

Il prit le ferry avec Alice. Chaque fois qu’il prenait ce ferry pour quitter l’île, il croyait que c’était la dernière, mais il y en avait toujours une autre. Ce coup ci, il décida de laisser l’option ouverte.

C’était un jour de grands retours, le fameux Labor Day qui marquait la fin des vacances. Il tâcha de se mettre dans la peau de tous ces ados qui s’étreignaient en pleurant autour d’eux.

Mais lui, il avait Alice. Il lui tenait la main, osant à peine croire qu’il pourrait la garder dans la sienne jusque sur le bateau, et même pour en descendre. Ils n’avaient jamais quitté l’île ensemble. Quel bonheur de ne pas avoir à lui dire au revoir. La personne qu’il aimait le plus sur cette île, il l’emportait avec lui. Enfin, songea-t-il dans un sursaut, l’une des deux personnes qu’il aimait le plus. Cette pensée lui fit mal. Pas une douleur aiguë, plutôt de celles avec lesquelles on s’habitue à vivre.

Ils montèrent sur le pont supérieur et trouvèrent un banc près du bastingage. Il posa une main sur la cuisse d’Alice. Il était heureux de pouvoir faire ce geste. Il regarda le ciel, d’un bleu pur, et chercha la fragile lune de jour, qu’il lui semblait ne jamais voir ailleurs qu’ici.

Tandis que les moteurs ronflaient, que les gens s’activaient autour d’eux, la main dans celle de Paul, Alice se demandait si elle était en train de passer à un autre stade de sa vie.

« Alors, ça y est ? Est ce qu’on le sait, quand c’est le moment ? Est ce que je suis prête ? Vais je y arriver ou bien me défiler ? Est ce que je le saurai quand je dirai au revoir ? En me retournant, pourrai je encore voir ce que je laisse derrière moi ? »

Elle s’était toujours dit qu’elle le saurait, quand ça arriverait, mais là, tout à coup, elle n’en était plus si sûre. Cela pouvait sans doute se produire de mille manières différentes, sans qu’on en soit forcément conscient. Il n’y avait peut-être pas de rupture, pas de fossé à enjamber. On ne s’oubliait pas d’un seul coup. Peut être qu’un beau jour on regardait autour de soi en se disant : « Tiens ! » Et l’on avait franchi le pas.

Paul se leva, et elle fit de même quand le moteur s’emballa et que le ferry entama laborieusement sa marche arrière. Les ados sur le pont faisaient de grands signes à leurs amis, qui poussaient des hurlements.

Paul prit la main d’Alice et la posa sur son cœur. Ils regardèrent le petit groupe de jeunes restés sur le quai tendre les bras au-dessus de leur tête et plonger.